By: Admin On: avril 28, 2020 In: Uncategorized Comments: 0

Par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, le gouvernement a été habilité à légiférer par Ordonnances sur certains sujets, dont celui-là : l’Ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 vient préciser les choses comme il sera vu plus loin.

Seront ici décrits le dispositif mis en place par le Gouvernement, et les fondements juridiques sur lesquels les preneurs pourraient agir en dehors de ce dispositif.

 

Sur le dispositif mis en place par l’Ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 :

 

Son champ d’application :

Le décret n° 2020-371 du 30 mars 2020, modifié et complété par les décrets n° 2020-394 et n° 2020-433 des 2 et 16 avril suivants, prévoit que seuls bénéficieront du dispositif décrit ci-dessous, les personnes physiques ou  morales de droit privé français, remplissant les conditions suivantes :

  • Avoir débuté son activité avant le 1er février 2020 ;
  • N’être pas en état de liquidation judiciaire au 1er mars 2020 ;
  • Avoir un effectif inférieur ou égal à dix salariés ;
  • Avoir réalisé au chiffre d’affaires pour le dernier exercice clos inférieur à 1 000 000 €, et un bénéfice inférieur à 60 000 €, en tenant compte le cas échéant des rémunérations versées au dirigeant, au cours du même exercice.
  • Avoir fait l’objet d’une fermeture administrative en mars 2020, ou avoir subi une baisse de chiffre d’affaires d’au moins 50 % entre le 1er et le 31 mars 2020, par rapport à mars 2019.

Le décret 2020-378 du 31 mars 2020, en son article 2, permet aux bénéficiaires de démontrer qu’ils sont éligibles au dispositif en produisant une attestation sur l’honneur : inutile donc d’exiger un autre document (notamment attestation de l’expert comptable).

Ce champ d’application reste donc relativement limité, et certaines entreprises n’en bénéficieront pas bien qu’elles aient subi un important préjudice du fait de cette pandémie ; elles seront alors contraintes de rechercher un accord avec le bailleur (qui sera sans doute enclin lui aussi à discuter), ou à utiliser le droit commun comme il sera dit plus loin.

 

 

Le dispositif lui-même :

L’Ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020, en son article 4, prévoit que les personnes bénéficiant du dispositif ne pourront encourir de pénalités financières ou intérêts de retard, de dommages intérêts, d’astreinte, d’exécution de clause résolutoire, de clause pénale (…), ou d’activation des garanties ou cautions, en cas de défaut de paiement de leurs loyers et charges “dont l’échéance de paiement intervient entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai de deux mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire”.

Il ne s’agit donc pas d’une « suspension » des loyers, comme avaient pu le penser certains après l’allocution du  Président du 16 mars 2020, et ce texte ne dispense pas les preneurs du paiement des loyers et charges exigibles au 1er avril 2020.

Il s’agit seulement d’une période pendant laquelle les actions en acquisition de la clause résolutoire sont gelées, de même que la mise en œuvre des cautions.

Les sommes impayées devront être réglées ultérieurement, à l’expiration du délai visé ci-dessus.

Rien n’exclurait, très théoriquement, la possibilité d’assigner en référé provision: tout permet de penser que le preneur aurait alors les plus larges délais sur le fondement de l’article 1343-5 du Code civil (sans parler de la grande probabilité que le bailleur soit considéré de mauvaise foi).

En tous cas il est clair que les preneurs qui ne rempliront pas les conditions posées pour bénéficier du dispositif, pourront faire l’objet des procédures classiques, avec les mêmes réserves (bonne foi/mauvaise foi de l’un ou de l’autre, délais).

 

Sur les autres voies à explorer en tant que preneur :

 

Sans doute de nombreux accords seront-ils pris, lorsque bailleur et preneur entretiennent de bonnes relations : il faudra les favoriser et éviter les procédures.

Mais que faire lorsque l’on n’est pas éligible au dispositif décrit ci-dessus, et que l’on veut tout de même être dispensé du paiement des loyers et charges, ou le reporter, notamment pendant la période de fermeture de l’établissement ?

 

La force majeure :

Selon que le bail est antérieur ou postérieur au 1er octobre 2016, les articles du Code civil issus de la réforme du droit des contrats seront ou non applicables.

Baux antérieurs à la réforme :

On fera application des articles 1148 et 1184 anciens.

Baux postérieurs à la réforme :

On fera application des articles 1217 et suivants du Code civil, notamment de l’article 1218 qui définit la notion de force majeure.

De nombreux arrêts ont été rendus au cours des dernières années, en présence d’autres épidémies (H1N1, dengue, SRASS etc), et les juridictions de fond ont la plupart du temps décidé qu’il n’y avait pas force majeure, notamment pour annuler des voyages.

La situation nous semble assez différente aujourd’hui : l’épidémie est mondiale, et le mal n’entraine pas seulement un état grippal auquel il peut être remédié, il est létal et tout traitement ou vaccin sont aujourd’hui inconnus.

Les textes pourraient donc être appréciés différemment.

Mais en matière de bail, les preneurs souhaitent dans la majeure partie des cas se trouver dispensés du paiement des loyers et charges. Or la Cour de cassation a jugé que la force majeure ne pouvait pas être opposée à une obligation de paiement (3ème civ. 16 sept. 2014, n° 13-20306).

De plus, elle ne peut que suspendre l’exécution du contrat, sans faire disparaître l’obligation définitivement (1ère civ. 24 février 1981, Bull. civ. I n° 65 ; 3ème civ. 22 février 2006, D. 2006. 2972 et RDC 2006, 763 obs. Seube ; 3ème civ. 1er juin 2011 n° 09-70502, D 2011. 1620).

Il est aussi jugé que la force majeure ne peut être invoquée lorsque l’exécution est seulement rendue plus difficile, mais pas impossible (Cass. Comm. 31 mai 1976, n° 75-14625) : tel est bien le cas en l’espèce, sous réserve de l’état de cessation de paiements.

Il nous semble donc difficile de faire prospérer une demande de dispense des loyers sur le fondement de la force majeure.

 

L’exception d’inexécution :

Elle est (ou sera) fréquemment utilisée par les preneurs, notamment pour défaut de respect, par le bailleur, de son obligation de délivrance.

Mais en l’espèce, le bailleur respecte cette obligation : son comportement n’est pas à l’origine de la fermeture du commerce, dont l’exploitation est suspendue par une mesure administrative. Il remplit ses obligations contractuelles, ce qui empêche selon nous tout recours à l’exception d’inexécution pour justifier un défaut de paiement.

C’est en effet en raison de l’activité du preneur (jugée non essentielle à la vie de la nation) que le commerce est fermé, et non pas en raison de l’état de l’immeuble.

De plus, et contrairement à ce qu’ont pu écrire certains défenseurs habituels des preneurs (Jehan Denis BARBIER, Gaz. Pal. 21 avril 2020), l’exécution du contrat de bail n’est absolument pas suspendue ni interrompue : le preneur a accès à son local, peut y faire faire des travaux, y effectuer des tâches administratives, et toutes les clauses et conditions du bail perdurent (assurances, interdiction de sous louer, formalités entourant la cession, clause de destination des lieux qui doit bien continuer à être respectée, etc).

Bien plus : il n’y a aucune restitution des lieux par le preneur, et le dépôt de garantie reste entre les mains du bailleur.

Enfin, peu importe l’éloignement temporaire de la clientèle. La Cour de cassation l’a jugé : « la cessation temporaire de l’activité n’entraine pas en elle-même la disparition de la clientèle » (3ème civ. 15 septembre 2010 n° 09-68521) ; la Cour considère que la clientèle et donc le fonds ne disparaissent pas au seul motif que les lieux loués sont fermés temporairement, la clientèle se reconstituant dès la réouverture.

L’exception d’inexécution ne pourra donc fonder juridiquement une demande d’annulation pure et simple des loyers et charges pendant la période de fermeture.

 

L’article 1195 nouveau du Code civil, et la théorie de l’imprévision :

Pour les preneurs, ce texte va probablement constituer à la fois un fondement juridique précieux, et un efficace moyen de pression sur les bailleurs.

Encore faudra-t-il qu’il soit applicable au bail (baux postérieurs au 1er octobre 2016 uniquement), et que le contrat ne comporte pas de renonciation à se prévaloir du texte, ce qui est quasi systématique depuis son entrée en vigueur, au moins dans les baux des institutionnels.

Sous cette réserve, la menace d’une demande de révision judiciaire du contrat, et de son adaptation par le juge, « aux clauses et conditions qu’il fixe », devrait suffire à ramener le bailleur à la raison…

L’inconvénient, pour le preneur, est que le texte l’oblige à continuer de payer les loyers pendant la procédure, quitte à  faire un compte entre les parties après décision judiciaire.

Mais ce texte va aussi se heurter aux lenteurs de la procédure, et aux pressions amicales du tribunal pour recourir à la médiation…

L’utilisation de ce texte nous semble donc théoriquement efficace et adaptée, au moins pour inciter de bailleur à rechercher un accord.

 

L’article 1343-5 du Code civil et les délais :

C’est sans doute là l’arme la plus efficace pour le preneur, car ce texte permet non seulement d’obtenir des délais, mais aussi de faire reporter  le paiement des échéances.

Si le bailleur ne l’accepte pas, le juge l’y forcera, et le but du preneur sera atteint.

Encore faudrait-il toutefois que les conditions d’application du texte soient remplies, même si, depuis de nombreuses années, ces conditions sont appréciées avec la plus grande indulgence, les délais étant octroyés de façon quasi systématique.

Revenons au texte :

Les prérogatives du juge : il peut reporter ou échelonner le paiement des sommes dues, dans la limite de deux années. Le juge peut donc parfaitement permettre au preneur de ne payer que dans un an ou deux ; de plus, s’il accorde un paiement en 24 mensualités, rien ne l’oblige à ce qu’elles soient de même montant. On a vu, en tous cas en matière d’habitation, des décisions ordonner un paiement en 23 mensualités de 10 € chacune, le solde étant payable à la 24ème mensualité…

Les obligations (relatives) du juge : il doit prendre sa décision « en tenant compte de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier ». Il appartiendra à chacun de plaider, pièces à l’appui, la situation de son client, au moins lorsque le bailleur n’est pas un institutionnel. Ce sont souvent des aspects des dossiers qui sont souvent, à tort, négligés.

Les options laissées au juge : il peut « subordonner ces mesures à l’accomplissement par le débiteur d’actes propres à faciliter ou à garantir le paiement de la dette ». Les bailleurs et leurs Conseils auront donc à demander très classiquement une clause de déchéance du terme avec reprise du paiement des loyers courants. Ils pourront aussi, même si cela était jusqu’ici rarissime, demander que les délais et reports soient assortis de la fourniture d’une garantie (caution bancaire par exemple), notamment  lorsque le preneur est une société à la trésorerie florissante (on a constaté que ces sociétés étaient les premières à suspendre le paiement des loyers au 1er avril 2020, et à se plaindre de la fermeture des boutiques).

 

Le dépôt de bilan :

De façon plus classique et banale, c’est « l’arme fatale » du preneur : toute procédure est bloquée par la suspension des poursuites individuelles, et les clés peuvent être restituées  à tout moment au bailleur, qui subira la vacance du local et ses conséquences financières.

Ne serait-ce que pour cette raison, le bailleur a tout intérêt à négocier et trouver un terrain d’entente.

 

 

Enfin, on ne peut exclure complètement d’autres avancées (ou reculs ?) du législateur, en direction d’une annulation des loyers ou de toute autre mesure de même nature.

Ainsi, la loi de finances rectificative n° 2020-473 du 25 avril 2020, publiée au JO du lendemain, confère aux bailleurs ayant accordé des abandons de loyer et charges entre le 15 avril et le 31 décembre 2020, des avantages fiscaux substantiels : les sommes abandonnées dans ce cadre ne seront imposées ni au titre des revenus fonciers ni au titre des bénéfices non commerciaux.

Il faut remarquer que le texte ne fait aucune distinction entre les petites entreprises éligibles au fonds de solidarité, envers lesquelles le bailleur aurait eu de la compassion, et les autres : finalement, c’est donc le contribuable qui supportera le défaut de paiement des loyers des multinationales locataires… à méditer !

 

 

Catherine CARIOU

28 avril 2020